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Intrication

Snake Road Crossing

Et bien voilà, j’y suis. Terminus de la ligne de bus Los-Angeles-Albuquerque. Snake Road Crossing indique le panneau... Un simple tube de métal au sommet duquel trône, luisant sous un soleil écrasant, un rec-tangle d'aluminium vert marquant l'arrêt de bus. De l’autre côté de la rue, une femme blonde, lunettes de soleil sur le nez, agite frénétiquement ses mains au fond de son sac de cuir, lève de temps en temps la tête rapidement pour jeter un œil alentour et reprends sa recherche en poussant de petits jurons. Sans prêter la moindre attention à ce qui se passe autour d'elle.
— Ou-est-il ? Crie-t-elle. Ou-est-il !
De rage elle a jeté son sac au sol et l'a renversé vio-lemment d’un geste de dépit venu des tripes, avant de chercher, comme une possédée, quelque chose parmi le contenu éparpillé en vrac sur la terre brûlante. C’est un petit carnet de cuir marron qui disparaît plus loin, jeté dans la poussière, puis une brosse, des acces-soires de maquillage d’après ce que je peux en juger, plusieurs trousseaux de clefs, une dizaine d'enve-loppes, et puis soudain… ses doigts se figent sur un objet argenté qu'elle fixe d’un regard de défit et bran-dit alors vers le ciel en l'accompagnant d'un sonore Yes !

Il est midi et quelque chose. J'ai soif. Envie d'une bière fraîche et tant pis si c'est une Bud Weiser et qu'elle n'aura aucune saveur ou presque. Il m'en faut une. Maintenant. Par réflexe alors qu'il n'y a pas âme qui vive aux environs, je regarde des deux côtés de la route avant de traverser en trottinant et de me diriger vers la fille. Vers qui d'autre pourrais-je d'ailleurs ? C'est étrange de constater combien lorsqu’on est pris dans une foule on cherche à s'isoler, et que cette pensée devient incongrue dès lors qu'on est très peu nombreux. Ou rester alors seul dans son coin res-semble à un manque total de savoir vivre. Encore plus lorsque qu'on est en présence d’une femme. Jolie en plus.

La nana est maintenant toute absorbée par son télé-phone, lisant et envoyant des sms à toute allure. Son visage exprime quelque chose de grave. Un mélange de colère et de concentration. Je peux me tromper mais il a dû lui arriver une sacré tuile pour qu'elle puisse se retrouver là. Dans ce trou de basse fosse désert. J'en connais un rayon là-dessus. Une jolie femme comme elle devrait plutôt être à Vegas, au bras d'un texan richissime à siroter des Pina Colada. C'est peut-être ce qu'elle faisait d'ailleurs, sans doute même, à voir ses fringues de marque. Peut-être son Texan l'aura-t-il embrouillée après l’avoir baisée. Ou se sera-t-il lassé d’elle bien plus vite que ce qu'elle espérait. Ça arrive. Surtout aux jolies femmes. Surtout à Vegas. Des jolies filles il n’y a que ça à Vegas. Avec toutes le même rêve en tête. Une appelée pour dix milles détruites. Un rêve réalisé et mille cauchemars en suivant… Gogo girl ou pute pour dernier rêve. Vegas c'est une ville spéciale. Sacrément. On en sort très différent de ce qu'on était avant que d'y pénétrer pour la toute première fois. J'en sais quelque chose. C’est comme une seconde naissance en fait. En pire. Vegas ne fait pas de pitié. Pour personne.
J'allume une cigarette et tire lentement une première bouffée en fixant l'horizon. Que faire d'autre que d'attendre le bus pour repartir vers Vegas ? Et où aller ensuite ? Les frères Saltz me feront la peau si un de leurs indics me croisent de nouveau sur le Street… Oui, que faire d'...
— Vous en avez une pour moi ?
Deux grands yeux bleus magnifiques me fixent au milieu d'un sourire d'ange.
— Bien sûr.
Et je lui donne mon plus beau sourire en cadeau. Pas compliqué. Je n’ai rien d’autre en poche. Plus un rond. Je n’ai plus rien que mon sourire stupide.
— Merci...
Un autre éclat de lumière jaillit. Putain, qu'elle est belle. Plus que ça. Attirante en diable. Elle doit avoir pas loin de cinquante ans je pense, mais elle est super bien foutue. Naturelle. Pas de silicone en vue si vous voyez ce que je veux dire. Non une belle femme. Épanouie, et qui semble sure d'elle-même.
— Juste incroyable ! Vous êtes française ? Je lui lance ça réellement étonné.
— Ben oui, je suis française, et alors… ?
Elle a dit ça comme si c'était évident que deux per-sonnes se croisant par hasard en plein milieu d'un désert du Nevada parlent français.
— Et vous aussi ?
— Ouais... Je l'étais. Enfin, je le suis toujours, je dis je l'étais parce que ça fait des années que j'ai quitté la France.
Elle ne m'écoute déjà plus. Son téléphone vient de sonner et après deux ou trois amabilités ça tourne rapidement au règlement de compte. Elle gueule sur un mec. Tom à ce qu’il me semble. Elle en a marre de ce gus visiblement. Trop collant à son gout. Je le comprends Tommy, a sa place je me collerais d'elle le plus près possible.
Fin de conversation. Elle fixe ... ? Ses doigts. Elle passe sa main lentement dans ses cheveux, bon dieu qu'elle est sexy... Elle dégage un truc puissant, ani-mal... Je me jette à l'eau...
— Une bière ?
— Volontiers, me dit-elle.
Volontiers, et re-sourire. Merde ça fait dix ans que je n'ai pas entendu ce mot volontiers... back to France baby... back to France... Je traverse de nouveau la route vers un distributeur improbable cuisant sous le soleil. Miracle il semble fonctionner. Deuxième mi-racle il reste de la Bud, et fraîche en plus. C'est ça l'Amérique. Pas un pèlerin à 360° autour de moi, plus de 45° en plein soleil, une chaleur à crever, et je tiens deux bières fraîches dans la main que je vais offrir à une blonde magnifique, française de surcroît...
— Quel est votre prénom ?
— Manon.
Et troisième sourire flash... Whaou... Elle dégage grave.
— Moi c’est Ethan
Et je hoche la tête perdu dans ses yeux. Ethan... Ja-mais je ne me suis senti aussi con.
Elle descend sa bière à petits lapées lentes et suaves. Ses lèvres se posent et se déposent ruisselantes sur les bords frais de la canette, ses cheveux tombent et s'envolent au gré du vent qui souffle par bourrasque chaude emportant avec lui, au loin, des gerbes de buissons errants.
— Merci Ethan, ça fait vraiment du bien...
— De rien, lui répondis-je. De rien...
C’est vrai que ça fait du bien de la regarder boire. Un bien fou.
— Comment vous êtes-vous retrouvée là Manon ? C'est le néant ici …
Elle ne répond pas. Elle me fixe. Sans un mot. Sans rien d'autre que le mouvement de ces cils qui inter-rompt pour quelques secondes l'état d'hypnose dans lequel son regard me plonge.
Et elle me sourit.